L’homme sur le banc

Il faisait encore nuit, il faisait déjà jour. L’immense machine du monde se mua en cendres. Le matin des hommes fut sévère, écartelé. Les tendres sucions du temps s’éteignirent de concert.
Comme un goût de chaos. Il n’y eut plus que quelques insectes, épars, qui virevoltèrent autour de lui.

L’homme s’assit sur un banc. Il vit la lune sous d’amples nuages déjà lumineux. Il reçut le soleil comme un enfant mort né. Devant lui, quelques arbres dansaient autour du vent. Il ne compris pas pourquoi.

Un autre vînt s’asseoir sur le banc. Sur le même banc que lui, sans lui demander. Juste, au bout de quelques pas pesés, l’autre se trouva à ses cotés, et, sans même lui jeter un regard, considérant peut-être même qu’il n’était pas là, s’assit calmement.
L’homme ne se tourna pas. Il ne jeta pas le moindre regard vers son nouveau voisin. Autour d’eux, la ronde des feuilles mortes et des grains de terre infimes. Ils communièrent, extatiques. Peu à peu, leurs souffles furent accordés. Leur immobilité fût parfaite.
Tous deux plongèrent leurs regards dans un puits de silence. Ils ne se regardèrent pas.

Une vieille dame passait, encore vêtue d’un peignoir hors du temps, promenée par un petit chien sûrement ridicule.
Quelques automobiles entamèrent leur parade autour du parc. Le bruit des moteurs et le bruit du vent furent pendant longtemps leurs seuls compagnons.

Ce fût le premier homme qui parla. Seules ses lèvres bougèrent. Sa tête resta immobile, rivée dans ses épaules. Ses coudes étaient posés sur ses genoux, ses mains jointes.
L’autre écouta, silencieux, tout aussi immobile.
L’homme lui dit qu’il n’avait pas bu de café ce matin. La boite de café était vide, il n’y avait plus de paquets d’avance, et les cafetiers n’avaient pas encore ouvert leur portes.
Il lui raconta comment il aimait le café. La brûlure matinale de la vie qui reprend son droit, l’odeur forte, agressive, nauséeuse. Il lui parla des tasses, banches, fines, qu’il aimait tenir dans une seule main. L’anse, délicate, fragile, qui ne supporte que l’index. Le contact étrange et mélodieux du bord de la tasse chaude contre sa lèvre sèche. Ce qui le réveillait le matin, immanquablement, depuis que son monde était monde. Depuis que, pour la première fois, encore enfant, le liquide noir et obséquieux avait coulé dans sa gorge. Et ne l’avait plus quitté.
Ce matin, justement, pour la première fois depuis longtemps, il n’avait pas bu de café. Il avait gardé la lèvre sèche, la gorge nouée, il était resté dans le sommeil, dans un rêve, il avait peut-être rêvé de la tasse, mais ne l’avait pas tenu entre ses mains.

Ce matin là était particulier. L’autre, sur le banc, arrivé en second, le savait, n’osait dire mot. Il écoutait en silence, harmonieusement immobile.
L’homme lui parla encore du café. Il lui raconta comment il aimait se lever le premier, pour faire chauffer de l’eau dans la petite casserole, et rester là, contemplatif et absent, assis devant l’eau qui frémissait doucement, attendant le moment parfait, exact, des premières perles bouillantes. Il lui raconta ensuite comment il disposait le filtre, minutieusement, afin qu’il épouse parfaitement la paroi du support, et ensuite, comment il laissait tomber le café à l’intérieur, profitant d’une extrême lenteur pour en respirer le parfum. Enfin, quand l’eau était idéale, il savait cela au bruit que faisait le liquide, en observant la vapeur qui montait invariablement dans une danse somptueuse, alors, il la versait, par petites touches. Il laissait couler tout autour du filtre les gouttes brûlantes. Il ne versait jamais plus haut que la pointe du grain. Il fallait qu’il reste toujours un grain en surface.
Ainsi, quand tout le liquide avait disparu, comme un temps de sablier, il recommençait jusqu’à ce que la casserole soit vide, et pleine la cafetière. Enfin, après quelques instants encore, il buvait le café chaud, il prenait l’anse de l’index, il portait à ses lèvres les premières gouttes encore brûlantes. Et la vie, invariablement, venait en lui.
L’autre, toujours silencieux, avait peut-être envie de savoir pourquoi ce matin il avait fait différemment. Il ne lui demanda rien, ni pourquoi il n’y avait plus de café dans la boite, ni pourquoi il n’était pas descendu en acheter.
Il n’eut pas le temps de demander.

Déjà l’homme avait repris son histoire.
Forcément, il parla d’elle. Elle aimait le café, mais n’aimait pas le faire. Enfin pas autant que lui. Par contre, elle prenait plaisir à ramasser les quelques grains qu’il avait laissé sur la table. Un à un, en posant sur eux son doigt, elle les attirait à sa bouche, les déposait délicatement sur sa langue, et se léchait doucement les lèvres pour y promener leur goût. Elle n’aimait pas ouvrir les yeux trop vite. Elle aimait laisser la lumière la pénétrer peu à peu.
Leurs matins étaient emprunts de silence. Ils ne se parlaient pas.
Ils se connaissaient depuis dix années. Ils avaient été très amoureux, fougueux et passionnés. Ils avaient voyagé ensemble, affrontés grands et petits dangers, ils avaient construits patiemment leur histoire. Ce qu’ils avaient fait n’avait pas d’importance. Ce qu’ils étaient en avait. Il expliqua cela d’une voix extrêmement lente. Elle était ce petit doigt qui ramasse les grains de café. Elle était ce silence matinal, toujours sublime, jamais rompu. Elle était ce bruissement de drap qu’il entendait invariablement quand elle bougeait au premier moment du jour. Il raconta qu’elle était le chant du silence.

L’homme poursuivit son histoire. Il dit à l’autre que ce matin, il ne lui préparerait pas le café.
Elle ne se lèverait pas en humant l’odeur robuste et enivrante du réveil. Elle ne ramasserait pas les grains, un par un, du bout des doigts. Il ne serait pas là, assis, comme chaque matin.
Elle le chercherait sûrement dans l’appartement, penserait qu’il était peut-être sorti acheter du café en voyant la boite vide.

Mais il ne reviendrait pas. Il n’était pas sorti pour acheter du café. Il n’était pas sorti pour revenir.

Il n’était plus dans ses yeux. Ils auraient sûrement pu se lever ainsi jusqu’à la fin de leur vie, chaque matin eut été invariablement aussi serein et généreux que le précèdent. Mais il savait que la seule chose qui comptait c’était ses yeux à elle. Il n’y voyait plus d’amour. Il n’y voyait guère de haine, ni de mépris. Il n’y voyait ni la colère, ni le dégoût. Simplement, il n’y avait plus, dans ses yeux à elle, cette douce lumière qui le réchauffait chaque matin.
Il dit à l’autre, à ses cotés, que cela le faisait atrocement souffrir. C’était dans un silence de mort qu’il accueillait la vie. Elle ne voyait pas la lueur dans ses yeux à lui. Elle ne regardait peut-être même plus. La passion avait fait place à la raison, la raison avait fait place à l’indifférence. Et l’indifférence le rendait fou.

Son discours se fit plus calme encore. Il dit à l’autre qu’il ne pouvait plus endurer cela, qu’il était parti, dans la nuit, préférant la fuite éperdue. Sa voix se fit plus monotone, contrastant avec ce qu’elle énonçait. Il raconta qu’il voulait fuir, ne plus la revoir. Qu’il aurait voulu garder pour lui à jamais ce regard qui l’aimait. Qu’il emmènerait avec lui ce souvenir sublime, serrerait contre lui cette chaleur offerte.
Il savait, dans un sens, que cela ne serait pas.
Il avoua à l’autre qu’il n’en aurait peut-être pas la force. Que plus il y pensait, plus il lui semblait encore plus absurde de fuir. Qu’il lui fallait juste rentrer, et attendre que dans ses yeux à lui, l’absence de la lueur vienne. Que c’était le sens du monde, le sens de l’amour.
Où peut-être justement que le sens de l’amour en était dénué. Il finit par se dire que tout cela était absurde. Il insista, dit à l’autre que si l’amour était absurde, il n’était peut-être pas nécessaire d’y apposer ses regrets. Il parla moins vite. Il réfléchissait.

La lune avait maintenant complètement disparue. Les premiers magasins ouvrirent leurs portes sur le boulevard, de l’autre coté du parc.

Il dit à l’autre qu’il était encore temps pour lui d’aller chercher du café. Qu’il allait remonter, comme d’ordinaire, lorsque la boite était vide, avec un paquet neuf, et les croissants chauds qu’elle aimait à manger au réveil.
Elle serait encore couchée, perdue dans le sommeil. Il verrait dépasser son pied et sa cheville, qu’il aimait tant, de dessous le drap. Il dit à l’autre qu’il pensait qu’il allait pleurer. Ce matin peut-être. Ou un autre matin. Et qu’elle ne le saurait pas. Que cela n’avait pas d’importance.
Qu’il verserait une larme dans l’eau bouillante de la casserole, renvoyant à la vapeur sa propre ébullition.
Et que maintenant, finalement, rien ne serait plus comme avant. Tout aurait l’air identique, inchangé, mais au fond de son être, un hurlement lui arracherait l’âme. Il songea, sans oser le dire à l’autre, que peut-être elle aussi avait pleuré, il y a bien longtemps déjà. Que peut-être elle aussi avait vu s’évanouir quelque chose en lui. Qu’elle avait peut-être pleuré dans les draps, pendant qu’il préparait le café. Qu’il n’avait rien vu. Qu’il n’avait rien deviné.

Il dit à l’autre, qui ne pouvait sûrement pas comprendre cela, qu’il ne l’avait jamais aimée autant que ce matin.

Il se tourna, finalement, et s’aperçut que sur le banc, à ses cotés, l’autre que lui n’avait jamais été.

 

Bordeaux – 01/07/04

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