La Disparition

À Olga M.

 

Milan était chaude et silencieuse, dans la torpeur de l’été 1940. Contre l’avis de l’opinion publique, contre celui du Roi Victor-Emmanuel III, et contre l’avis même de Galeazzo Ciano, époux de la fille aînée de Mussolini, et tristement célèbre ministre des Affaires étrangères du régime fasciste, l’Italie venait de déclarer la guerre à la France et au Royaume-Uni.

La petite famille de Giulio avait décidé de quitter Alessandria, cœur de la province éponyme, dans la plaine du Pô, préférant fuir vers un petit village isolé de la montagne piémontaise alors que le régime de Mussolini déployait des milliers de soldats au pied des Alpes afin de contenir une éventuelle offensive militaire française.

Giulio, comptable de son état, avait hérité d’une petite maison de campagne familiale, perchée au delà de plusieurs kilomètres d’une longue côte sinueuse serpentant entre les chênes verts, les pins maritimes, et les nuées d’oliviers. Il savait à quel pénible voyage il fallait s’attendre, sur des routes mal entretenues, dans une automobile bondée de vêtements divers, d’objets personnels aussi incongrus qu’hétéroclites, de denrées et de vivres de première nécessité, et de non moins précieuses bouteilles de Barolo. Mais il savait surtout qu’au bout du compte, lui, son épouse Giovanna, et leur fils de huit ans trouveraient refuge dans une paisible masure, sur les hauteurs de la montagne, à l’abri relatif des grondements de la guerre qui venait.

Quitter Alessandria, où son fil était né, provoquait chez Giulio un véritable déchirement. Son propre père, enfant abandonné, trouvé et baptisé par un fonctionnaire de la ville, y avait toujours vécu. Giulio également y avait grandi, joué, étudié, jusqu’à achever son parcours scolaire aux portes de l’Université du Piémont oriental.

dome-de-milan-piazza-del-duomoIls ne pouvaient partir ainsi. Guilio proposa à son épouse de s’arrêter à Milan.

– « Il faut que le petit voit Milano, Dieu seul sait ce qu’il en restera dans quelque temps. Avec ces fascistes au pouvoir, nous ne reverrons peut-être jamais ces trésors. »

Son épouse acquiesça, et il fut convenu qu’ils s’arrêteraient déjeuner sur la Piazza Pio XI, et tâcheraient de visiter la Pinacoteca Ambrosiana, où ils pourraient peut-être contempler la collection de tableaux et de dessins offerts par le cardinal Federico Borromeo.  Et même peut-être visiter la célèbre Biblioteca Ambrosiana, fondée en 1609.

Le voyage se déroula sans encombre, mais l’entrée dans Milan ne fut pas des plus aisées. Les soldats étaient partout, bloquaient chaque route, contrôlaient chaque point d’entrée de la ville, vérifiant méticuleusement les passeports, les papiers d’identités, et scrutant d’un regard sombre et légèrement paranoïaque chacun de leurs interlocuteurs.

La famille de Guilio finit par franchir tant bien que mal tous les points de contrôle, signe aussi certain d’une apparence des plus normées que d’une volonté sans failles, et après avoir garé le véhicule dans un endroit pas trop isolé – une grande partie de leur vie se trouvait à l’intérieur – s’en fût déjeuner comme prévu à l’ombre de l’une des terrasses extérieures de la Piazza Pio.

Milano_AmbrosianaAprès le repas, ils marchèrent jusqu’aux hautes colonnes romaines de la majestueuse porte d’entrée de la Pinacoteca Ambrosiana, et après l’attente d’une courte file, se trouvèrent bientôt minuscules sous les imposantes fenêtres de l’immense bâtisse aux murs d’ocre jaune immaculé. Une fois entrés, ils se sentirent plus petits encore, forts impressionnés au milieu des quelques visiteurs, petites fourmis grouillant aux pieds des statues surélevées de Venus callipyges, et d’illustres personnages, de Dante Alighieri au Caravage, du grand Léonardo Da Vinci à l’éternel Raffaello Sanzio.

Après avoir traversé le patio, ils visitèrent tout d’abord la collection du cardinal Federico Borromeo, exposée dans les quatre couloirs qui entouraient la salle de lecture de la bibliothèque. S’il n’était point expert, Guilio savait tout de même distinguer les œuvres de Bergognone, de Bernardino Luini, ou de Bramantino. Ils contemplèrent les fameuses copies de tableaux célèbres promues par le cardinal, dont une étonnante réplique de la Cène de Leonardo, qui semblait en fort mauvais état.

imageserverGuilio et la famille s’arrêtèrent ensuite longuement devant le Repos pendant la fuite en Egypte, de Paolo Caliari, dit Veronese. Guilio était songeur. Il ne pouvait s’empêcher de ruminer leur propre exode. Il raconta ainsi l’histoire du tableau à son fils : Lorsque le roi Hérode ordonna le massacre de tous les nouveaux-nés de Bethléem, Marie, Joseph et l’Enfant Jésus s’enfuirent vers l’Égypte voisine. L’histoire raconte que la famille trouva alors repos dans une oasis, lieu du premier miracle de Jésus, qui y fit prodigieusement éclore les dattiers, et comme par enchantement, jaillir l’eau du sol.

Non moins surréaliste, la visite de la Pinacoteca Ambrosiana pouvait être longue. Il y avait de nombreuses chambres, une multitude de salles, et sans compter ses différents halls, l’ensemble du bâtiment proposait plus de vingt espaces d’expositions d’œuvres toutes aussi rares qu’exceptionnelles.

Ils parcoururent les salles consacrées à la peinture italienne des XVième et XVIème siècles, et plusieurs autres chambres, ou trônaient – imperturbables – la Madonna del padiglione de Botticelli, un mystérieux Portrait de femme de Giovanni Ambrogio de Predis, celui d’un musicien peint par Leonardo, et puisque le Christ n’était jamais très loin, l’Adoration des mages, de l’immortel Titien.

Absorbés qu’ils étaient par tant de beauté sublimée, par ce torrent d’histoire, tant de savoir et de majesté, le couple ne prit plus garde à l’enfant, qui s’éloigna bientôt dans une autre salle. Ce n’est qu’après avoir contemplé pour la première fois de leurs vies les photographies cartonnées de L’École d’Athènes de Raffaelo immortalisés au XIXème siècle par Giacomo Brogi, qu’ils s’aperçurent que leur fils avait disparu.

Ils revinrent sur leur pas, explorèrent les salles aux alentours, interrogèrent quelques visiteurs, mais de l’enfant, ils ne trouvèrent nulle trace. Guilio dû se rendre à l’évidence, et s’en fût en courant prévenir les gardiens. Il donna la description du jeune homme, 8 ans, un pull-over bleu, un pantalon marron, les cheveux bruns, cours, et coiffés sur le coté.

Dans une relative discrétion eu égard à la solennité du lieu, l’alerte fût donnée, et bientôt gardiens, guides, et les parents, entreprirent discrètement d’explorer chaque recoin du musée. Ils passèrent devant les palimpsestes des uniques fragments existants de la Vidularia de Plaute, ils coururent presque sans même le voir devant l’autel de l’Aulo Gelio décoré et signé par Guglielmo Giraldi, bref, ils se répandirent partout dans la plus grande panique contenue, mais du petit, ils ne trouvèrent nulle trace.

Milano_Pinacoteca_AmbrosianaBientôt la Pinacoteca allait fermer ses portes, il allait falloir prévenir les autorités. Le conservateur, entouré de son collège d’aréopages, tentait maladroitement de rassurer Guilio et son épouse, visiblement plus gêné par la perspective du scandale de la disparition d’un enfant dans son établissement que par la détresse du couple. Et puis, lui vint une idée.

-« Aller chercher le vieux Bonnacci ! », adressa-t-il à l’un de ses sous-fifres, qui, sentant souffler la tempête de l’impératif, s’élança en courant sur le champ.

Ils étaient tous debout devant Le Feu et l’Eau, de Jans Brueghel, lorsque l’on entendit, au bout de quelques longues minutes, éructer fortement dans la pièce voisine, et frapper au sol comme d’un coup de bâton.

C’est alors qu’entra le vieux Bonnacci. C’était un vieillard noueux, encore robuste, aidé d’une canne qui lui servait manifestement plutôt à porter de petits coups dans les jambes de ses interlocuteurs qu’à marcher. Son costume était des plus vétustes, mais sa chemise complètement élimée était impeccablement boutonnée, assortie d’un vieux veston au ton douteux qui avait dû être élégant avant les ravages des siècles.

Le vieux Bonnacci regarda la petite troupe comme par en dessous, d’un regard sombre, et légèrement amusé. Il semblait sonder l’âme de chacun, et n’en penser pas moins. Le conservateur présenta les parents au vieil homme, puis leur expliqua que Bonnacci vivait ici, dans une chambre du grenier de la Pinacoteca, et que c’était ainsi depuis tellement longtemps que tout le monde avait oublié comment et pourquoi il était là. Mais c’était lui, incontestablement, qui connaissait le mieux ce dédales interminable de chambres, de salles, et de galeries.

“Nous avons fouillé partout, de la cave au grenier, partout, Bonnacci. Il n’est nulle part !”, vitupéra le conservateur.

Le vieux ne daigna pas lui répondre, et se tourna séant vers les parents du petit disparu.

-“Et qu’est ce qu’il aime, il picolo diabolo ?”, gronda Bonnaci, avec une prononciation subtilement réductrice du dédoublement phono-syntactique caractéristique de l’italien, comme seul l’atavisme permet au milanais de la produire sans même y songer.

-« Lire », répondit Guilio. « Depuis qu’il est en âge de lire, il est toujours fourré le nez dans les bouquins. »

Déjà, le vieux s’était élancé, canne en avant battant le sol, patte un peu folle en cadence, en direction de la Biblioteca Ambrosiana.

Le conservateur grommela qu’ils avaient déjà fouillé toute la bibliothèque, mais Bonnacci semblait n’en avoir cure, et poursuivait son chemin. La petite troupe lui emboîta le pas, et bientôt ils furent entre les immenses et inestimables rayonnages de l’une des plus vieilles bibliothèque d’Europe. Partout autour d’eux, dans les rayons, sur des présentoirs vitrés, s’étalaient des œuvres en chiesalatino (8)tous points extraordinaires : Le Libro d’ore Borromeo, un célèbre Virgile avec des annotations en marge de Francesco Pétrarque et enluminé par Simone Martini, l’Antiphonaire de Bangor de Giuseppe Flavio en version latine sur papyrus, et même des recueils manuscrits originaux comme le De prospectiva pingendi de Piero della Francesca.

-“Il a trouvé la cachette du Decameron”, s’écria Bonnacci. “Je suis sûr qu’il a trouvé la cachette du Valdarfer”.

Alors qu’ils pressaient le pas, le conservateur, visiblement surpris et pas mal essoufflé, expliqua péniblement qu’il s’agissait d’un incunable, un livre imprimé entre le début de l’imprimerie occidentale et la fin du premier siècle de la typographie. C’était l’imprimeur vénitien Christopher Valdarfer qui le premier avait imprimé le Decameron de Boccace, à Venise en 1471. Après un long parcours de plusieurs siècles tumultueux, l’incunable avait enfin trouvé le repos dans un vitrine protectrice de la Biblioteca Ambrosiana.

369-2013101144657_originalAu pied de l’incunable, comme quelqu’un sûr de son fait et qui pratique ce geste depuis fort longtemps, le vieux Bonnacci donna un petit coup sec de sa canne dans le panneau de bois, qui tomba comme une feuille. Derrière le panneau, dans la semi pénombre de la lumière artificielle sous l’incunable, l’enfant était bien là, assis au milieu d’un tas de livres éparpillés, en train de feuilleter pêle-mêle les pages de copies d’ouvrages de Saint Thomas d’Aquin, d’Aristote, de Machiavel, ou de Galilée, sans qu’on sache trop s’il s’agissait de lire, ou plutôt simplement de jouer avec les livres.

Guilio, qui n’avais pas lâché la main de son épouse depuis de longues minutes, poussa enfin un soupir de soulagement. Tous, ils se congratulèrent enfin, de vives poignées de mains furent échangées, et la pression retomba. Le conservateur voyait s’éloigner les ennuis, le personnel pourrai rentrer chez lui sans avoir à subir les interrogatoires de la police du régime, et le musée allait pouvoir fermer ses portes comme si rien de particulier ne s’était produit.

Le vieux Bonnacci, qui observait l’enfant d’un air aussi amusé que songeur, se tourna vers les parents, et lança, avec son incroyable accent :

-“Con arte e con inganno, si vive mezzo l’anno; con inganno e con arte, si vive l’altra parte.”

Ce qui pourrait se traduire par :

– « Avec esprit et habileté, on atteint le milieu de l’année; avec habileté et esprit, on peut vivre l’autre moitié”

Puis il tourna prestement les talons. L’on entendit encore quelques minutes s’éloigner l’écho décidé de la canne sur le marbra de Carrare, et puis ce fut tout.

Le jeune homme fut sorti doucement de sa paisible cachette, et il ne vint à l’esprit à personne de le gronder. Ses deux parents le prirent chacun par une main, et ils se dirigèrent tous trois vers la sortie.

Tandis qu’ils marchaient d’un pas intimidé à travers le dédale du vaste et solennel musée désormais vide, son père lui murmura simplement :

– « Il est temps de partir maintenant, Umberto. Nous avons encore un long chemin à parcourir. »

 

 

 

2 réflexions sur “La Disparition”

  1. Merci pour ce joli moment cultivé.

    Petite coquille au début ou coquillette; ) Après « Avec ces fascistes. ….pourvoir » au lieu de pouvoir

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